Mécanique quantique et Fake News

Einstein était un “réaliste” : il pensait que le monde existe indépendamment de son observation. Ceci alors que la physique quantique permet de postuler une autre hypothèse, soutenue par Niels Bohr et l’école de Copenhague : le monde non observé n’est pas très utile, et peut même conduire à des conceptions fausses. Dans la conception de Niels Bohr, la seule chose utile pour la science est le monde en interaction avec l’observateur.
Cette question entre un monde pré-existant à l’observation, et un monde déterminé par l’observateur est ancienne. Depuis l’allégorie de Platon sur la caverne et l’incertitude des sens, jusqu’à Berkeley qui postulait que n’existait que ce qui était observé.
Dans le cadre de la mécanique quantique cette question s’exemplifie par le fameux problème de l’action instantanée à distance : selon cette mécanique, deux particules “liées” (par l’intrication quantique) pourraient agir l’une sur l’autre de manière instantanée, même à des milliers de kilomètres.
Pour illustrer ce problème, prenons le cas de jumeaux monozygotes.
Tant que je n’ai pas observé les jumeaux, je ne sais rien d’eux, même s’ils sont “liés” par leur patrimoine génétique. En conséquence, je peux considérer que leur probabilité d’être de sexe féminin ou masculin est de 50% (principe d’incertitude) : pour la mécanique quantique, le monde est probabiliste tant qu’il n’est pas observé. Or, si les deux jumeaux sont placés à New York, et en Australie, et que j’observe que le jumeau en Australie est une femme, alors instantanément le jumeau à New York n’a plus d’autre choix que d’être aussi une femme. Ainsi, l’observation aurait-elle agi à distance, et à une vitesse infinie sur le jumeau à distance en fixant cette caractéristique, qui était jusque là une probabilité.
Pour contrer cette idée d’une action instantanée à distance, Einstein prétendait qu’il n’y avait pas de probabilité.
Pour lui les chromosomes des jumeaux expliquent à eux seuls le sexe de chacun, et il n’y a donc pas besoin d’imaginer une transmission d’information à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Le problème c’est que ces fameux “chromosomes” ne sont pas inclus dans la théorie quantique : Einstein prétendait que la théorie était incomplète, et qu’il y avait des “paramètres cachés” à découvrir. Or Niels Bohr, lui, refusait cette idée de “chromosomes”, soutenant que le sexe des jumeaux n’était qu’une probabilité jusqu’à l’observation de l’un d’eux.
Einstein meurt en 1955 sans que le débat soit tranché, et c’est en 1982 que des expériences d’Alain Aspect démontrent le principe de “non localité” qui implique qu’il n’y a pas de paramètres cachés, pas de “chromosomes”, et qu’il y a bien une action instantanée à distance.
(La méthode scientifique, 15 avril 2021, Min 30).
Ces avancées scientifiques peuvent illustrer la formule “la vérité est inséparable d’un processus qui la produit” (Gilles Deleuze, M. Foucault, Minuit 1986, p 70), montrant par là que le monde n’est pas simplement préexistant, mais que sa matérialité, sa réalité est le résultat d’un processus, d’une culture, d’un régime de vérité.
À ses débuts, une éthique de la vérité avait accompagné la photographie argentique. L’argentique s’appuyait sur des outils techniques les plus sobres possibles, et des pratiques professionnelles refusant toute retouche dont le recadrage. Ainsi les reporters étaient formés à une esthétique formelle, dans la lignée d’une réflexion graphique multi-séculaire défendant la perspective centrale où l’artiste est face au monde, qu’il observe. On a pu croire un temps que la photographie était une technique “réaliste” einsteinienne qui présuppose l’existence du monde, sur laquelle elle s’appuie pour exister.
Mais très vite il est devenu évident que cela n’était pas le cas : le hors champ, le cadre, le choix des sujets sont en eux-mêmes des processus de construction d’un régime de vérité.
À l’heure de la photo numérique (accompagnée de pré et post-production intense) cette dichotomie explique peut-être le phénomène des fake news : le réel étant scientifiquement probable, plus aucun réel ne peut être 100% vrai, et donc aucune opinion ne peut être 100% fausse….